Les druides, philosophie et spiritualité


Les druides, les pythagoriciens et la philosophie

Pommier

Les universitaires qui se sont penchés sur les récits épiques de la Grèce antique, ont constaté de nombreuses analogies avec les textes traditionnels irlandais et les vedas. Les épreuves traversées par les héros mythiques de chaque culture en sont des exemples. Les aventures de l’irlandais Cùchulain peuvent se comparer à celles du grec Achille dans l’Iliade comme à celles de l’indien Arjuna dans le Mahàbhàrata. Les épreuves imposées à Brian et à ses frères par Lug, peuvent être rapprochées des travaux d’Héraclès. L’Oengus de la tradition irlandaise et l’Hermès de la tradition grecque sont le reflet l’un de l’autre. La similitude de Lug et d’Apollon est si évidente qu’ils sont parfois confondus dans la tradition des Celtes insulaires. La comparaison n’a pu être possible que par la littérature orale irlandaise transcrite par les moines chrétiens dans la seconde partie du premier millénaire. Les textes gallois, plus tardifs et moins archaïques, apportent également quelques éléments d’appréciation.

Dans un ouvrage intitulé Celtes et Grecs, paru en 1999, Bernard Sergent[1]expose l’idée que ces deux populations auraient eu des cultures très proches, à une époque qu’il situe vers le IIIème millénaire avant notre ère. A cette époque, proto-Celtes et proto-Grecs auraient quitté une zone située entre l’Ukraine et le Danube, pour une migration qui allait les mener vers leurs territoires d’implantation définitifs. Helléniste de formation, le chercheur fait le constat que la culture celtique paraissait fournir une image de ce que pouvait avoir été la culture grecque la plus anciennement perceptible. Ce constat l’amène à envisager des similitudes culturelles importantes pour ces deux peuples, dans des langues qui furent peut-être très proches l’une de l’autre. L’hypothèse d’une proximité initiale des cultures grecque et celte pourrait expliquer l’engouement commun de leurs élites intellectuelles pour la réflexion spirituelle qui devait, bien plus tard, prendre le nom de philosophie.

Les philosophes grecs anciens ont beaucoup parlé, mais peu écrit. Platon (428-347 environ) en donne une explication en affirmant que ce qui est écrit est figé, sans vie, incapable de se défendre ou de s’adapter. C’est une idée équivalente qui a peut-être cantonné dans l’oral la tradition des Celtes de l’Antiquité. La philosophie est née dans les colonies grecques de l’Asie Mineure, au VIème siècle avant notre ère, à partir des spéculations d’une lignée de physiciens sur la nature profonde des choses. Ces physiciens, dits Ioniens par leurs origines, s’orientèrent vers une laïcisation des mythes. Ils s’inspirèrent de la « Théogonie » d’Hésiode qui décrit une suite de générations divines (fin du VIIIème, début du VIIème siècle), pour penser les processus naturels. Dans une sorte de philosophie de la nature, les éléments prennent la place des divinités : le feu pour Zeus, l’air pour Hadès, l’eau pour Poséidon et la terre pour Gaïa.

Les premiers philosophes se nommèrent eux-mêmes sages, comme leurs homologues celtes s’attribuèrent le nom de druides. Les deux termes exprimaient la même notion de supériorité intellectuelle fondée sur le savoir.

D’après les témoignages, qui remontent à la fin de l’Antiquité, c’est Pythagore[2] qui, le premier, aurait désigné sa profession par le terme de philo-sophe. La signification qu’il en aurait donné était : non pas quelqu’un qui prétend posséder la sagesse, mais un homme qui s’efforce vers elle.

Les connaissances actuelles concernant presque tous les philosophes grecs de la période dite classique, reposent sur des fragments et des témoignages ou prolongements ultérieurs, dont certains tardivement rédigés en latin. La philosophie a développé un art de vivre en société et un comportement envers la nature. Elle a introduit une interrogation et une spéculation sur la nature des dieux et sur l’Univers. La philosophie a vocation à aider l’homme à bien vivre sa vie, à prendre soin de lui, à dominer ses passions et à se préparer à la mort. Pour les premiers philosophes, le rapport de maître à disciple aurait été celui de l’exemplarité, plus qu’un enseignement magistral. Il ne semble pas illogique de considérer qu’une certaine communauté de pensée aurait pu relier philosophes grecs et druides gaulois. Dans ce domaine, depuis les philosophes de l’Antiquité, rien de vraiment nouveau n’a été inventé et leurs réflexions constituent toujours le socle de la philosophie. La philosophie moderne tend à privilégier une rhétorique brillante, qui animent parfois des querelles d’intellectuels, assez éloignées d’une vocation initiale dédiée au bien vivre. Il semble cependant que, vers la fin du XXème siècle, une nouvelle approche des représentations propres aux sciences de la nature retrouve de l’intérêt pour la philosophie moderne.

Pour l’archéologue Jean-Louis Brunaux[3], la religion des druides devait ressembler à une école philosophique « à la grecque », fortement influencée par Pythagore.

Sur le continent, les quelques textes d’auteurs de l’Antiquité, avec toute la subjectivité des témoignages, ne permettent que des hypothèses hasardeuses sur la religion des Gaulois. Ces témoignages sont plus précis sur la spiritualité des druides avant l’invasion romaine. L’analyse des fouilles archéologiques récentes permet de confirmer certains points au sujet des lieux de culte et d’imaginer quelques pratiques rituelles. Ces éléments ne permettent pas une vision précise de la religion des Gaulois parfois qualifiée, sans doute à tort de « druidique ». Cette qualification a introduit une confusion entre le druide et la religion des Celtes. Les druides auraient été les penseurs et les artisans d’un culte public destiné à mieux organiser la société gauloise autour des valeurs qu’ils souhaitaient développer dans la population. Il semble que leur préoccupation principale, dans leur œuvre de théologien, ait été la transformation de la société. Dans ce but, la religion représentait le meilleur outil. La transformation s’est opérée de manière progressive sur une longue période. Pour établir une sorte de base commune dans les diverses pratiques religieuses, les druides tentèrent de faire disparaître certaines formes de l’ancienne religion qui relevaient de traditions claniques diverses. L’activité principale des druides, au sommet de leur renommée, concernait la justice et l’arbitrage des conflits. De ce fait, ils étaient au centre de la vie sociale et politique. Cette description est très éloignée de la vision romantique du druide ermite de la tradition arthurienne, retiré au fond des bois, ou de celle du druide sanguinaire coutumier des sacrifices humains décrit par Jules César et, plus tard, par le clergé chrétien.

L’archéologie nous révèle que, vers le IVème siècle avant notre ère, les Celtes avaient construit des sanctuaires religieux pour leurs activités cultuelles. Les druides y ont apporté leurs connaissances de la science des nombres pour les proportions des ouvrages et de l’astronomie pour leur orientation, ainsi que leur savoir théologique dans la pratique des cultes.

Jean-Louis Brunaux s’est particulièrement intéressé aux sites archéologiques mis au jour en Picardie, dont celui de Gournay-sur-Aronde. L’enceinte sacrée, destinée au culte public, devait pouvoir rassembler un grand nombre de participants, vers le IIIème siècle avant notre ère, période où l’influence des druides était à son apogée. L’ouvrage avait une forme rectangulaire, délimitée par un mur. L’entrée se faisait par un porche décoré de trophées et de crânes. A l’intérieur de l’enceinte, il y avait une fosse cylindrique protégée par un toit. Les offrandes aux dieux étaient mises dans la fosse. Les dieux venaient visiter les humains dans un bosquet situé à proximité de la fosse. L’ensemble du sanctuaire sacré était ceinturé d’un fossé. Le rassemblement du peuple, autour du rituel religieux, pouvait favoriser une certaine cohésion « nationale » par la conscience d’appartenir à une communauté qui dépassait les limites du clan.

La source d’information principale concernant les druides de l’Antiquité nous est livrée par le Grec Posidonius (135 à 51 av. J.C.). Instruit de la philosophie des Stoïciens, des Pythagoriciens et d’Aristote, il a été le premier à s’intéresser aux Gaulois d’un point de vue ethnographique. Il s’est également appuyé sur des témoignages antérieurs et vraisemblablement sur ceux attribués à Pythagore et dont il ne reste plus trace aujourd’hui. Pythagore, qui vécut de 580 à 500 avant notre ère, n’a pas laissé d’écrits exposant son œuvre. Cette dernière était suffisamment impressionnante pour faire l’objet d’une transmission orale et de transcriptions ultérieures. L’Histoire lui accorde un statut légendaire, associé aux courants mystiques du VIème siècle.  Il est cependant réputé avoir beaucoup participé, en Grèce, à la mutation d’une pensée religieuse vers une pensée rationnelle. Selon Théon de Smyrne, Pythagore serait parvenu à la conviction que, « les nombres sont pour ainsi dire le principe, la source et la racine de toute chose ».

Posidonius indique que les druides ne pratiquaient pas eux-mêmes les choses de la religion. Pour l’auteur grec et les philosophes de son époque, les dieux n’existaient pas sans les hommes. Ils étaient convaincus que les dieux avaient été conçus par les hommes pour organiser la vie en société. Cette conviction ne semble pas étrangère à l’intérêt que Posidonius portait aux druides et à leur influence sur la société gauloise. S’appuyant sur les observations de Posidonius, Strabon, géographe grec de la fin du 1er siècle avant notre ère, nous donne une image de la répartition des fonctions spirituelles et religieuses chez les Gaulois.

« Chez tous les Gaulois, d’une façon générale, trois sortes d’hommes sont honorés d’une façon tout à fait exceptionnelle, ce sont les Bardes, les Vates et les Druides. Les Bardes sont les chantres du sacré et des poètes. Les Vates s’occupent des cérémonies religieuses et ont des connaissances dans les sciences de la nature. Les Druides sont également des connaisseurs de ces sciences mais ils pratiquent la philosophie morale. »

Le témoignage de César, qui reconnait aux druides leur aptitude à la réflexion métaphysique mais, dans un autre extrait, leur impute la responsabilité des usages barbares et sanglants des sacrifices, semble plus suspect. A l’époque de Jules César et pour diverses raisons, les druides de Gaule avaient perdu beaucoup de leur influence, mais ils avaient conservé une réputation de sages et un rôle pédagogique dans l’éducation de la jeunesse. Le tableau négatif que l’empereur trace des druides tient peut-être plus à sa volonté d’éradiquer l’enseignement des druides et leur éthique morale, inspirateurs de possible résistance à l’occupant dans la population gauloise.

Dans le bouillonnement spirituel qui a marqué le VIème siècle avant J.C., de l’Inde à l’Europe, il semble que les druides et les pythagoriciens aient eu en commun une réflexion philosophique et des connaissances avancées dans les disciplines scientifiques. Ces deux groupes de penseurs antiques associèrent les dieux à leurs démarches, de façon à promouvoir les valeurs humaines qu’ils privilégiaient au sein de leurs sociétés réciproques. Sur la base des témoignages remontant à l’Antiquité, nous pouvons envisager que les druides ne croyaient pas en un dogme établi. Ils se basaient plus sûrement sur l’observation, la recherche et le savoir pour nourrir leur spiritualité.

Aujourd’hui, tous les universitaires ne partagent pas l’idée d’une parenté philosophique entre les druides de l’Antiquité et les pythagoriciens. Il y avait, cependant, une certaine similitude entre la spiritualité des druides et la religion orphique des anciens Grecs, revue par les pythagoriciens. Ces deux voies spirituelles avaient en commun la science des nombres, une observation de type scientifique et une expression poétique.

Les philosophes de la Grèce antique étaient parfois très critiques envers les dieux de la mythologie, mais ils n’étaient pas vraiment athées. Leur réflexion spirituelle, au cours de ce qui semble être une quête individuelle, paraît correspondre à ce que l’on peut envisager pour les anciens druides gaulois, entre le IIIème siècle et le 1er siècle avant notre ère.

La réflexion des philosophes de la Grèce antique était indépendante des religions et parfois même érigée contre elles, ce qui les mit en délicatesse avec les autorités religieuses qui les menaçaient de procès en impiété. Socrate, pour ne pas avoir renoncé à ses positions spirituelles, fut condamné à se suicider en absorbant la ciguë. Platon, qui avait été amené à la philosophie par Socrate, en fut indigné. Il y vit la désintégration morale d’Athènes.

La proximité philosophique des penseurs grecs et des druides indique le haut niveau d’éducation des élites celtes. Il est par ailleurs attesté que la société celte n’avait rien à envier aux autres sociétés évoluées avec lesquelles elle avait des échanges commerciaux, bien avant l’invasion romaine.

Chaque druide devait pouvoir mener sa propre quête, dans l’immense champ d’une pensée libre et indépendante. Les druides échangeaient leurs idées entre eux, à l’occasion de joutes oratoires qualifiées de spéculations par Jules César. Si en Occident, la pensée philosophique était aussi ancienne chez les penseurs celtes que chez les penseurs grecs, les écrits de ces derniers leur en ont naturellement attribué la paternité.

Une révolution intellectuelle s’est développée entre le VIIème et le Vème siècle avant notre ère. Un véritable bouillonnement spirituel s’était produit, en Chine avec Confucius, en Inde avec l’écriture des Veda, en Israël avec les prophètes et en Grèce avec les présocratiques, pour ne citer que quelques exemples significatifs conservés par l’écrit. Il est hautement improbable que les penseurs celtes soient restés à l’écart de ce foisonnement intellectuel.

Les auteurs de l’Antiquité et quelques chercheurs de notre époque nous livrent une image du druide, dans la société de son temps, qui ne correspond pas à celle véhiculée depuis 1500 ans par les auteurs de culture chrétienne. Aujourd’hui, l’image du druide moderne reste cependant brouillée par le  fantasme d’une vision romantique ou par les affirmations selon lesquelles les druides n’existent plus, parce que la religion des Gaulois a disparu sans livrer ses mystères. Cependant, quelques personnages de notre temps se donnent encore le titre de druide. Soucieux de leur liberté, ils ne sont ni fondamentalement religieux ni particulièrement adeptes du fantasme romantique. Ils partagent un amour commun pour l’humanité et la nature, dans une démarche spirituelle où la philosophie occupe une place essentielle. Contrairement à ce qui est généralement admis, ces personnages de notre temps ne sont pas très éloignés des anciens druides, tout au moins pour ce qui concerne le mouvement intellectuel qu’ils avaient initié dans la Gaule de l’Antiquité. La forme des pratiques anciennes a disparu, mais si les druides modernes ne sont pas des scientifiques polytechniciens, le fond philosophique de leur spiritualité reste très proche de celui des druides gaulois, tel que rapporté par les observateurs de l’Antiquité.

Gwyon mab Wrac’h

[1] Bernard Sergent, archéologue français spécialisé dans le comparatisme indo-européen. Chercheur au CNRS, il est agrégé d’histoire, docteur en histoire ancienne et certifié d’anthropologie biologique. Président de la société de mythologie française, il est un défenseur de l’œuvre de Georges Dumézil.

[2] Pythagore serait né à Samos vers 570 avant J.C. Il aurait émigré en Sicile où son œuvre en aurait fait un personnage légendaire, quasi-divin. Le courant philosophique qu’il a induit, le pythagorisme, est le produit du croisement de la religion orphique et de sa théorie des réincarnations successives de l’âme, avec des spéculations mathématiques.

[3] Jean-Louis Brunaux, archéologue français, est chercheur au CNRS (labo d’archéologie de l’ENS), spécialiste de la civilisation gauloise. Il a dirigé de nombreuses fouilles à Saint-Maur, La Chaussée-Tirancourt et Montmartin. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de synthèse et de monographies sur le résultat de ses recherches archéologiques.